Le nazi et le psychiatre

Comment l’Allemagne en est-elle arrivée là ? Est-ce qu’une organisation semblable peut-elle voir le jour dans un autre pays ? Telles devaient être les questions que s’est posé le psychiatre Douglas Kelley au lendemain de la 2ème guerre mondiale. L’historien Jack El-Hai a reconstitué l’histoire de celui qui avait sondé les esprits nazis.

L’histoire
L’Allemagne nazie a perdu la guerre. Les derniers hauts responsables nazis sont arrêtés. Les Alliés leur préparent un procès inédit. Le procès de Nuremberg sera le premier procès international. Pour cette raison, il doit être exemplaire. Avant d’être jugé, chaque prévenu doit être déclaré sain d’esprit et responsable de ses actes. Douglas Kelley, jeune psychiatre étasunien, est chargé de cette mission. Ambitieux, Kelley a décidé d’aller au-delà de sa mission en cherchant un profil psychologique type aux criminels nazis.

Le commandant Andrus lui a donné carte blanche. Kelley a soumis les hauts dignitaires nazis à plusieurs tests (test de Rorschach, test d’aperception thématique et test de QI). Il a veillé sur leur santé mentale, non pour les soigner, mais pour déceler les intentions des prisonniers (parfois suicidaires). Durant sa mission, il a eu l’occasion de discuter durant plusieurs heures avec eux. Petit à petit, les prisonniers se sont rapprochés du psychiatre en se confiant. Avec l’un d’eux, Kelley est allé même jusqu’à partager une mutuelle fascination.

Le maréchal Hermann Göring, chef de l’aviation et n°2 du Reich, fascinait le psychiatre. Göring était cultivé et intelligent. C’était un mari dévoué et un père aimant. De plus, il était l’auteur des premières lois pour la protection des animaux. À côté de ça, il était l’un des responsables de la mort de plusieurs millions d’êtres humains. Dénué de sens moral et d’empathie, son ambition l’avait poussé jusqu’à tuer d’anciens amis. Lorsque Kelley l’a interrogé sur ce point, Göring l’a regardé comme pour lui dire : « Mais voyons, ils me barraient la route ».

Kelley n’a pas attendu la fin du procès. Il a quitté Nuremberg, emportant avec lui une grande quantité de documents. De retour aux États-Unis, il y a écrit le livre « 22 cellules de Nuremberg ». Alors que le monde considérait les nazis comme des fous, le psychiatre expliquait dans son livre que les nazis avaient la caractéristique d’être des travailleurs acharnés, prêts à tout pour atteindre leurs objectifs. Il a mis en garde sur le fait qu’on trouve aux États-Unis une grande quantité de personnes au même profil psychologique. Tourmenté par son expérience à Nuremberg, il s’est réfugié dans le travail et l’alcool. Le 1er janvier 1958, Douglas Kelley s’est suicidé en avalant une capsule de cyanure comme l’avait fait Göring la vieille de son exécution.

Extrait :
« Kelley pense qu’il existe d’innombrables clones de Göring, des individus gouvernés par leur narcissisme, imperméables à tout scrupule moral et qui, « sous les traits d’hommes d’affaires, de politiciens ou de gangsters tout-puissants, assis derrière de larges bureaux, passent leurs journées à prendre des décisions. Parmi ces hommes dont nous connaissons maintenant les visages, poursuit-il, on retrouve des orateurs doucereux et roués comme Goebbels, des représentants de commerce roublards et ambitieux comme Ribbentrop et toute une série de pièces rapportées, avocaillons ou financiers. »

Le livre
Les informations, que nous donne ce livre, ont longtemps été secrètement gardées. Les notes et autres reliques (radiographies crâniennes, biscuits soi-disant empoisonnés) sont emportées par Douglas Kelley, pour intégrer l’héritage « familial ». C’est à la mort de Mme Kelley en 2008, que Doug Jr y autorisera l’accès. À partir de ces archives et des entretiens qu’il a eu avec Doug Jr, Jack El-Hai a reconstitué les rapports entre les deux hommes. Ces deux grands manipulateurs ont cherché à se séduire l’un l’autre. Kelley a joué sur l’amour-propre du Reichsmarschall, tandis que ce dernier a flatté son orgueil professionnel. Une certaine complicité naquit entre les deux hommes. À tel point que Göring a proposé à Kelley de lui confier sa fille Edda Göring en vue d’une adoption !

Si cette complicité a permis à Kelley d’obtenir les confidences de Göring pour son étude du mal, elle l’a discrédité aux yeux d’une partie de ses pairs. Le premier d’entre eux a été le psychologue Gustave Gilbert. Cet étasunien, aux origines juives autrichiennes, envoyé à Nuremberg en tant que traducteur, a convaincu Andrus de le nommer psychologue de la prison.  Bien que Gilbert et Kelley aient prévu d’écrire un livre ensemble, ils sont rapidement entrés en rivalité. Gilbert n’a pas accepté d’être sous les ordres de Kelley, titulaire d’un diplôme équivalent et son benjamin d’un an. En plus, les deux hommes ne partageaient pas le même diagnostique sur les hauts dignitaires nazis. Si Kelley était convaincu que les criminels étaient des individus normaux, Gilbert les considèrent comme étant des psychopathes. Au cours des années qui ont suivi le procès de Nuremberg, ces deux théories se sont affrontées. Quelques années plus tard, durant le procès d’Adolf Eichmann, Gilbert a témoigné en disant que les détenus de Nuremberg, Ernst Kaltenbrunner et Rudolf Höss, avaient essayé de mettre la responsabilité sur Eichmann, voulant ainsi présenter l’ancien nazi comme un monstre. De l’autre côté, l’envoyée du New Yorker, Hannah Arendt estimait qu’Eichmann était « un homme banal, un petit fonctionnaire ambitieux et zélé, entièrement soumis à l’autorité ». Arendt ne cherchait pas à disculper Eichmann mais à expliquer son comportement afin de mettre en garde l’humanité contre ce genre de dérive.

À la fin de la lecture, nous nous disons que nous sommes tous en mesure de basculer dans le monstrueux, l’inhumain. Si Göring et d’autres n’ont pas rejoint le NSDAP par convictions idéologiques, mais par appât du pouvoir et de richesse, ils ont été suivis par une majorité de leurs citoyens. Étaient-ils tous malades ou des psychopathes ? Certainement pas. Ces citoyens n’aspiraient pas à diriger le Reich, ils ont suivit leurs dirigeants sans réfléchir. Cette thèse, soutenue par Kelley et Arendt, a été renforcée par l’expérience de Milgram. Le sujet, soumis à l’autorité et cessant de penser, envoie des charges de plus en plus fortes à ce qu’il croit être un autre sujet. Y a-t-il eu plus de réflexion de la part d’un homme comme Thomas Ferebee (celui qui a lancé la première bombe atomique) que chez Adolf Eichmann ? Le cynisme de l’histoire fera que les 22 accusées apprendront l’explosion d’Hiroshima par la voie de la presse à quelques mois avant le début de leur procès.

Car peut-être que la plus grande ruse du Mal est d’avoir convaincu tout le monde qu’il n’existait pas. Du moins en chacun de nous.


étoile 5

Titre : Le nazi et le psychiatre
Auteur : Jack El-Hai
Éditions : Les Arènes
380 pages