Le livre du mois de janvier.
20 ans après la guerre, une délégation étrangère vient en Albanie pour récolter les ossements de leurs soldats afin de leur permettre une digne sépulture. Cette mission a été attribuée à un général dont on ignore le nom. Secondé d’un prêtre, qui a le grade de colonel, d’un expert et plusieurs terrassiers albanais, le général va parcourir l’Albanie de long en large et en fond. À l’aide de listes et de cartes, il va suivre les traces de l’armée vaincue du colonel Z. pour la ramener sur la terre qui l’a vu naître.
Au cours de leur voyage, ils vont faire plusieurs rencontres dont celle d’une autre délégation étrangère. Cette délégation, composée d’un lieutenant-général manchot et d’un maire, a aussi pour mission de ramener les restes des soldats de leur armée.
« Tel un oiseau superbe et solitaire, vous survolerez ces montagnes silencieuses et tragiques pour arracher à leurs gorges et leurs griffes nos malheureux garçons.«
Tels étaient les mots qu’une mère avait dit au général avant qu’il ne parte accomplir sa mission. Comme elle, beaucoup de proches étaient venus supplier le général de retrouver leur fils, leur époux ou leur père. Confiant, le général les avait rassurés tant bien que mal avec sa formule : « Nos listes sont précises ». Si au début de sa mission, il est fier et sûr, au fur et à mesure des recherches, dans sa guerre contre la boue, la neige et les pierres, le général perd de sa grandeur pour sombrer petit à petit dans la déchéance.
« Tel un oiseau blessé mais toujours fier, vous survolerez…«
La guerre et l’absurdité
Si la guerre est terminée depuis 20 ans, elle semble être toujours omniprésente. Incarnée par le général, le lieutenant-général et l’ombre du colonel Z, elle plane au-dessus des personnages pour provoquer ravages et absurdités. Bien qu’il soit un général en temps de paix, le général voit sa mission comme une guerre. Dès le début, chaque voyage est l’occasion pour lui de réfléchir à des tactiques militaires. Lorsqu’il ne prête pas attention aux angles de tirs de bunkers vides, le général s’imagine vaincre, sans peine, Jules César ou Napoléon ou, plus absurde, avoir été mis en situation de faiblesse, le temps d’un instant, par l’un des grands stratèges contemporains. Bien qu’il gagne face à n’importe qui dans ses batailles imaginaires, il se retrouve, à la fin, à devoir battre en retraite lors d’un mariage à cause d’une vieille femme Nice !
Dans ce livre, Kadare lie la guerre à l’absurdité. Ce duo guerre-absurdité fait du roman un livre antimilitariste. Ce duo émerge à plusieurs moment du récit et de façon de plus en plus fréquente. L’exemple, cité plus haut, en est le premier. Dans les dernières pages, avec la « discussion » en monologue du lieutenant-général manchot, sa façon de montrer sa certitude avec son « j’en mettrais ma main au feu » et la répétition de la parade militaire juste après la cérémonie qui rendait hommage aux soldats morts, on assiste à un enchaînement d’absurdités « explicites ». Explicite ? Oui. Car selon moi, Kadare en sous-entend la fin mais ne l’écrit pas.
Les ravages de la guerre sont incarnés par Nice. Cette vieille dame, qui a perdu son mari et sa fille à la suite du viol du colonel Z., garde un vif souvenir de la guerre. Alors que des inconnus écrivent des messages sur les murs à l’intention de la délégation du général, la vielle femme vient lui rappeler la barbarie dont son pays et ceux qu’il est venu cherché ont été les auteurs. Cette scène fait écho à une autre scène où l’on parle de la propagande des envahisseurs qui déclaraient que leurs troupes étaient accueillit par les Albanais avec des fleurs et que leur mission était une mission civilisatrice. Bien que le message soit adressé à un général étranger, il peut être également vu comme une critique de la propagande communiste de Enver Hoxha. Au moment de la rédaction de ce roman, le régime appliquait sous les différents supports (presse, radio, cinéma) une intense propagande qui visait à écraser toute forme de dissidence et ce même au sommet de l’état dans le bureau politique pour sa politique totalitaire.
Les armes et les Albanais
Les armes ont une très grande importance dans ce roman. À maintes reprises, le prêtre souligne le rapport qu’ont les Albanais aux armes et la guerre par extension. Le prêtre, bien qu’étranger, connait la langue et a des connaissances sur la culture albanaise. Ainsi Kadare fait du prêtre un intermédiaire entre lui et le lecteur. Le prêtre devient l’outil qui lui permet d’interroger le lecteur sur ce point.
Dans une discussion avec le général, le prêtre explique l’amour profond qu’ont les Albanais pour les armes :
– Les Albanais sont un peuple rude et arriéré. Sitôt nés, on met un fusil dans leur berceau pour que cette arme devienne partie intégrante de leur existence.
– Ça se voit, dit le général. Ils tiennent même leurs parapluies comme si c’étaient des fusils.
– En devant dès leur enfance une composante de leur personnalité, poursuivit le prêtre, un élément constitutif de leur vie, le fusil influe directement sur la formation de la psychologie des Albanais.
– Ah, tiens !
– Mais quand on nourrit une espèce de culte pour l’objet, on a bien entendu envie de s’en servir. Et quel est le meilleur usage que l’on puisse faire d’un fusil ?
– Tuer, bien sûr, répondit le général.
– Voilà. Les Albanais ont toujours eu le goût de tuer ou de se faire tuer. Quand ils n’ont pas trouvé d’ennemi contre qui se battre, ils se sont entretués. Avez-vous entendu parler de leur vendetta ?
– Oui.
– C’est un instinct atavique qui les pousse à la violence. Leur nature la demande, l’exige. En paix, les Albanais s’engourdissent, sommeillent comme les serpents en hiver. Ce n’est qu’au combat que leur vitalité se donne libre cours. Le général hocha la tête. La guerre est la condition normale de ce pays c’est pour cela que ses habitants sont si farouches, redoutables, et que quand ils frappent, ils ne connaissent aucune borne.
– Autrement dit, avec cette soif d’anéantissement ou d’auto-anéantissement qui le dévore, ce peuple est destiné à disparaître, conclut le général.
– C’est l’évidence.
Dans ce passage, le prêtre critique le rapport qu’ont les Albanais aux armes. Ce rapport conduirait à l’autodestruction des gens en tant de guerre (dans un conflit avec un envahisseur) comme en tant de paix (dans des règlements interne par la vendetta du Kanun). Plus tard dans le récit, Kadare fait confronter l’avis de l’expert à celui du prêtre. L’expert albanais y dénonce là une propagande étrangère visant à discréditer les Albanais. Mais cette intervention de l’expert sert, selon moi, à Kadare d’éviter la censure du pouvoir communiste de l’époque, comme un moyen d’atténuer ce mal. Kadare y reviendra dans le passage de la noce. Au cours de la noce à laquelle s’invite le général, il y a à côté des manteaux des clous qui servent à accrocher les fusils. On apprend alors qu’il n’était pas rare que des noces soient ensanglantées par des règlements internes.
Au cours de l’histoire, on nous parle d’échanges entre les envahisseurs et des Albanais. En échange de quelques produits alimentaires, les Albanais reçoivent des balles et des armes. L’arme devient ainsi un bien plus fondamental que la nourriture. Mais ce n’est pas n’importe quelle arme qui est échangée. Les pistolets ne sont pas échangés car ils sont vus comme des armes de femmes. Les armes sont donc des outils servant aux Albanais à se défendre, à laver leur « honneur » et à venger leur proche mais aussi à affirmer leur virilité.
Les rêves et les rêves mystiques
Il y a un troisième thème que j’ai relevé, c’est celui des rêves. Les rêves reviennent à plusieurs reprises dans le roman. Certains sont facilement analysables. Celui du soldat déserteur révèle le changement de nature que provoque la guerre chez les être humains. De nature calme et bienveillante vis-à-vis de la famille de paysans qui l’a accueilli et plus encore pour la jeune Kristina, le soldat déserteur devient violant à l’arrivée de l’armée de l’envahisseur. Dans son rêve, après avoir vu le paysan exécuté, le soldat se voit entrain de violer Kristina. Lorsqu’il est réveillé par cette dernière, il redevient calme. La guerre et l’armée étant un moyen de déchaîner les passions et les pulsions les plus destructrices des hommes.
D’autres rêves sont au contraire plus incompréhensibles. Et si vous avez des suppositions, je vous invite à en faire part dans les commentaires. Par exemple le rêve du général lorsqu’il voit le colonel Z qui lui dit « Je ne fais pas un mètre quatre-vingt deux. » est difficile à comprendre voire incompréhensible. Le rêve du cimetière que fait le général est-il un indice pour la fin du livre ? Faut-il voir dans les rêves du général une sorte de syndrome du trouble de stress post-traumatique vu qu’il fait une sorte de guerre ? Vos avis m’intéressent !
Mon avis
J’avais déjà lu « Le général de l’armée morte ». Je devais avoir entre 15 et 17 ans. À l’époque, je l’avais lu pour comprendre l’intérêt des gens pour Ismail Kadare et son travail. N’ayant rien compris, je n’avais pas terminé le livre ! Je l’ai vu comme un roman lugubre qui servait à passer le temps. Depuis l’eau a passé sous les ponts. Aujourd’hui, je crois avoir compris le sens du livre.
En achetant le livre, je me suis dit qu’il avait été épuré. L’ancien volume était devenu un format poche en gardant la mention « Texte intégral » sur la 4ème de couverture. En relisant ce livre, je me suis rendu compte qu’il a été retravaillé. Je n’arriverai pas à dire exactement ce qui a été modifié. En le relisant, je me suis même souvenu de certaines scènes.
Mais ce que je sais est que que dans l’ancienne version, il était fait mention de la nationalité des deux délégations. Le général et le prêtre étaient italiens. Le lieutenant-général et le maire étaient originaires d’Allemagne (sans doute du côté-ouest). J’explique ce changement comme une volonté d’universaliser la portée du livre. Kadare n’est plus en train de faire le procès de l’Italie mussolinienne (c’était peut-être un ordre du pouvoir), il met en garde le lecteur contre la folie meurtrière de la guerre. Cette folie dont était atteinte aussi l’Albanie avec sa paranoïa d’une hypothétique invasion et ses bunkers dispersés, aujourd’hui vestiges du passé.
Mais ce livre est aussi une remise en question des Albanais et de certaines de leurs valeurs plus qu’une glorification nationaliste. La vision de l’honneur, le rapport aux armes, aux héros ou aux martyrs est mis à mal. Le soldat devient homme-à-tout faire auprès de paysans, s’il n’est pas réduit à un sac de nylon dans de petites boîtes.
En somme, « Le général de l’armée morte » est un bon livre. Intéressant dans sa critique qu’il fait de l’armée, de la guerre et d’autres valeurs.
Le livre du mois de février :
Le livre que je propose pour le mois de février est le troisième roman de Kadare : “Chronique de la ville de pierre”.

