Chronique de la ville de pierre – Ismail Kadare

Le livre du mois de février.

Deuxième étape de notre voyage à travers l’œuvre de Kadare. Celle-ci nous emmène à Gjirokastër, la ville qui l’a vu naître. À travers les yeux d’un jeune narrateur anonyme, il nous décrit la ville de pierre avec ses rues folles qui serpentent entre les quartiers, ses maisons solidaires qui empêchent toutes les modifications urbanistiques et sa vieille citadelle qui veille sur la ville. À Gjirokastër, le mouvement est perpétuel. Ville de pierre, mais ville bien vivante, elle est le théâtre d’une intense activité entre les habitants qui s’affrontent et les armées qui se succèdent. Dans cette ville, même les pierres des pavés bougent. Sur fond de deuxième guerre mondiale, Kadare met en lumière certains aspects d’une ville albanaise sous l’occupation.

Le narrateur n’a rien connu d’autres que Gjirokastër. Son âge n’est pas annoncé, mais on devine qu’il ne dépasse pas 10 ans. Poétique et innocent, il atténue l’horreur de cette guerre en la métamorphosant en une guerre de souris qui détruit le grenier sur lequel elles s’affrontent.

Ce narrateur protagoniste semble être Ismail Kadare, 30 ans plus tôt (60 pour la version que j’ai lue). Il nous invite dans son passé romancé avec sa maison, son enfance et son intimité. On comprend tout ceci lorsque le « Macbeth » de Shakespeare est abordé. Ceux qui connaissent Kadare, savent la place qu’occupe « Macbeth » de sa bibliothèque. « Chronique de la ville de pierre » est donc à la fois un roman historique, à la fois un guide touristique, mais aussi autobiographie romancée. C’est une chimère littéraire.

L’oppression
Selon moi, l’oppression est au centre du livre. Les Albanais la subissent avec l’alternance des occupants. Tour à tour, Gjirokastër est italienne, grecque, et même nazie. La plupart des habitants ne font même plus attention à eux. Les occupants italiens sont évoqués furtivement quelques fois comme pour placer le décor. Ils observent des passants ou regardent les filles en jouant de l’harmonica. Dans ce contexte, les habitants de Gjirokastër acceptent la domination des envahisseurs sans presque aucune forme d’opposition. Certains vont même jusqu’à s’aliéner en changeant leur nom pour plaire à l’occupant. Gjergj Poula devient Giorgio Poulo, ensuite Jorgo Poulos et enfin Jurgen Poulo. Mais il est intéressant d’observer que la première révolte vient d’une grande vieille. Les grandes vieilles sont des dames d’un âge très avancé qui ne sortent plus de chez elle. Après 31 ans de « claustration volontaire », la grande vieille Shano n’y est sortie que de quelques mètres pour frapper un soldat italien qui tournait trop souvent autour de son arrière-petite-fille. Alors que certains espèrent la chute d’avions anglais et bien avant le début du soulèvement des partisans, Shano est la première personne à avoir eu le courage de dire « non ».

En préparant ce texte, je n’ai pu m’empêcher de penser à la position qu’ont les femmes dans ce livre. Leur importance s’est accrue par rapport au « Général de l’armée morte » . Dans ce dernier, elles sont réduites à être soit des femmes éplorées (la femme et la mère du colonel Z), soit des prostituées de la maison tolérance (présentent également dans « Chronique de la ville de pierre »). Dans ce roman, les femmes deviennent des personnages de premiers plans même si beaucoup d’entre elles sont les victimes d’une société misogyne.

Dans ce livre, Kadare dénonce la misogynie dont sont victimes les Albanaises, ceci dans plusieurs scènes. Dans la scène de la cave au moment du bombardement, Akif Kashah tire par les cheveux sa fille parce qu’elle s’est agrippée aux bras de l’homme dont elle est amoureuse. La jeune fille n’étant plus aussi « pure », le père et sa fille quittent la cave au milieu d’une pluie de bombe. Le « déshonneur » est donc si grand pour Akif Kashah, qu’il préfère sa mort et celle de sa fille plutôt que de rester à l’abri. Plus tard, cette scène est reproduite par le narrateur et Suzanne, l’amie avec qui il partage ses aventures lorsqu’il va chez son grand-père maternel. Lui ayant raconté la scène de la cave, Suzanne lui demande de reproduire la scène. Surpris par la mère de Suzanne, les deux enfants sont séparés. Ils ne pourront plus jouer ensemble puisque Suzanne sera surveillée par ses parents. Le rapport égalitaire qu’il y a entre eux à l’apparition de Suzanne dans le livre est déséquilibré. Alors que le narrateur continue de jouir d’une liberté totale, Suzanne subit cette discrimination pour être réduite, à partir de cet instant, à n’être que « la fille de … ». La fille d’Akif Kasha comme Suzanne sont victimes de cette quête de la pureté chez les femmes. Cette quête est si dévorante que même les jeunes filles peuvent être soupçonnées d’avoir enfreint l’interdit avant même d’avoir saigné. Si on interdit aux jeunes filles d’aimer, ce n’est pas pour autant qu’on ne leur parle pas du mariage et de ce qui en découle. Comme du bourrage de crâne, leur éducation n’est qu’une préparation à cette unique fatalité. En matière d’éducation, les jeunes albanaises ne sont pas poussées vers les études supérieures. Vu que les études représentent un important investissement, il vaut mieux que l’investissement reste dans la famille. On privilégie le fils, car la fille va être « donnée ». Il est donc plus simple de leur donner l’éducation minimale pour qu’elles remplissent les tâches auxquelles on les destine. Elles naissent « fille de … » pour devenir « femme de … » pour enfin finir en « mère de … ».

Si beaucoup ne s’opposent pas à cette fatalité, que se soit par incapacité ou par peur, il n’y a qu’un personnage féminin qui y parvient. La benjamine des tantes maternelles du narrateur est, selon moi, la figure féministe du livre. Voici l’un des passages où elle apparaît.

Tout le monde était à table. Les signes d’une dispute étaient apparents. Ma jeune tante avait la mine renfrognée.
– Je ne veux plus revoir ce vaurien ici, tu m’entends ? dit grand-mère en remplissant nos assiettes.
– C’est un camarade, il me prête des livres, répondit obstinément ma jeune tante.
– Des livres ! Tu devrais avoir honte. Des histoires d’amour pour vous tourner la tête.
– Non, ce n’est pas d’amour qu’ils parlent, mais de politique.
– Encore pis. Tu nous feras venir un jour les carabiniers à la maison.
– Ça suffit, dit grand-père.
Il se fit un silence, mais qui ne dura guère.
– Tu es une grande jeune fille, maintenant, reprit grand-maman. Tes amies, elles, ne lèvent pas la tête de leurs broderies. Un de ces jours, tu iras chez ton mari.
Ma jeune tante tira la langue, comme elle faisait chaque fois qu’on lui parlait de mariage.

Ce passage intéressant nous démontre plusieurs choses. Alors que le père demande le silence, c’est la mère qui exerce la pression. Sa fille, comme les autres, se soumettra tête baissée à son futur mari. La mère, qui n’a pas pu échapper à ce cercle vicieux pour les raisons évoquées plus haut, devient la complice de cette soumission (sans doute par ignorance). Selon sa mère, le « vaurien » cherche à la séduire avec des livres d’amour. À cette union, la mère s’oppose. Elle devra se marier, mais pas avec ce « vaurien ». Non seulement, la mère désire imposer ses choix et sa vision dans la vie de la jeune femme, mais qu’en plus, le mariage de celle-ci ne sera pas un mariage d’amour. Du côté de la fille, elle refuse l’autorité de sa mère et son ingérence. Par son refus, elle s’affirme en tant qu’individu. Elle ne sera pas uniquement « la femme de … ». Elle est parvenue à s’émanciper grâce aux livres. Ses livres ne sont pas des livres divertissants, se sont des livres intellectuels. Ils sont des éléments qui vont permettre à la tante de construire sa pensée (politique, philosophique, etc). La jeune femme décide de participer à la gestion des affaires de la « cité » au même niveau que les hommes.

Pour Kadare, l’émancipation s’acquiert par les livres. Comme les deux autres résistants Javer et Isa, la tante parvient à se construire grâce à eux. La lecture est plus qu’un divertissement ou un loisir. C’est un acte qui permet de se construire et de s’élever. C’est aussi un acte de résistance qui permet de « s’armer » (par les idées) contre les oppresseurs. C’est l’échange des idées qui précède l’engagement de l’individu au sein de la société.

Mon avis
Comme peut-être beaucoup d’entre vous, je n’avais jamais lu ce livre. Je l’ai découvert en même temps que vous. Le début est difficile. On arrive à se perdre dans le livre comme on se pourrait se perdre dans Gjirokastër. Il y a beaucoup d’informations, de descriptions, mais surtout beaucoup trop de prénoms et de noms. Peut-être aussi qu’ils sonnent bizarrement à mon oreille même si certains d’entre eux doivent être courants dans le sud de l’Albanie. Mais il faut aussi savoir que j’ai toujours eu du mal avec les prénoms…

En ce qui concerne le livre, pour moi, il est très bien. Bon, il faut surtout arriver à dépasser les premiers chapitres, arriver à reconnaître les personnages et à se repérer. C’est pour moi vraiment le gros problème de ce livre. Mais si on dépasse ce cap, on arrive à aller jusqu’au bout du livre. Surtout que la fin est vraiment intéressante et très animée aussi.

L’article sur ce livre parle beaucoup de l’oppression et plus particulièrement de l’oppression des femmes. Le hasard fait bien les choses puisque le jour de la publication coïncide avec la Journée internationale des Femmes. Il y a quelques jours encore, j’ignorais la forme qu’allait prendre l’article. D’ailleurs, j’avais dit à un ami que j’allais parler de la croyance et un peu des femmes et d’un autre thème pas très clair. Le hasard a voulu que je ne parle pas de la croyance et presque que des femmes. Ce qui est aussi très bien.

Il est important de dénoncer les discriminations que subissent les femmes et plus particulièrement les femmes albanaises. Cet article n’en aborde que certaines. Nous pouvons en aborder plein d’autres (éducation, liberté, etc). Nous devons réellement avoir un débat sur l’égalité des sexes et il est important qu’on ne se voile pas la face. Nous sommes une nation misogyne. Moi-même, en tant qu’albanais, j’ai durant ma vie goûté aux doux privilèges de naître garçon. Il est très difficile d’y renoncer  et tout cela nécessite un important travail. La première étape consiste à se rendre compte de ces problèmes pour ensuite travailler dessus. Il s’agit vraiment un travail long et quotidien. Les discriminations des femmes ne concernent pas que les femmes, mais aussi les hommes. Un jour (c’est tous les jours en fait…), c’est notre sœur, notre mère ou notre fille qui en sont les victimes. De l’autre côté, il faut aussi que les femmes s’extirpent des chaînes qu’elles ignorent, que certaines arrêtent d’être complices et qu’on brise ensemble ce cercle vicieux. L’émancipation par l’éducation mesdames et messieurs ! Une petite pensée aussi à ces femmes qui ignorent qu’il existe des hommes et des Albanais qui ne sont pas machos. Donc calmez-vous !

Vu que je n’ai traité qu’un thème, il y a un autre point positif. C’est que vous pouvez parler des autres thèmes que vous avez relevés dans ce livre. (Ça ne vous empêche pas de donner votre avis sur celui-ci). J’ai appris que certains avaient commencé à lire du Kadare avec moi. Je tiens à dire que c’est déjà un grand honneur que d’être lu, c’est une grande fierté que vous savoir lire du Kadare et ça sera un très grand plaisir de lire vos commentaires.

N’oubliez pas que je n’ai pas plus de légitimité à parler de littérature que vous. Et si je dis des conneries, n’hésitez pas à me le dire dans les commentaires ou à écrire tout en bas d’ici ou sur ma page Facebook.

À bientôt et bon 8 mars à toutes et à tous !

Le livre du mois de mars :

Le livre du mois de mars est le roman : “Les tambours de la pluie”.