Les tambours de la pluie – Ismail Kadare

Le livre du mois de mars.

Ce mois-ci nous voyageons dans le temps. Ismail Kadare nous emmène dans les environs de la Krujë moyenâgeuse, le fief de la famille princière des Kastriot et la capitale de ce qui était à l’époque le royaume d’Albanie.

A la fois patriotique et universelle
L’histoire se situe au début de la révolte albanaise contre l’Empire ottoman. Le 4 novembre 1443, le général Gjergj Kastrioti alias Skënderbeu (Skanderbeg en français) déserte l’armée ottomane, juste avant une importante bataille, pour retourner sur ses terres. À Krujë, il se prépare à une épique résistance avec quelques princes albanais et ses vassaux contre la Sublime Porte. Le Sultan, qui essaye sans succès de le faire revenir dans ses rangs, envoie une gigantesque armée, commandée par Tursun Pacha, afin de le faire plier.

Le livre, qui raconte donc l’un des premiers sièges que l’immense Empire ottomane livre à une poignée de révoltés albanais, est une glorification de la lutte qu’ont mené les Albanais pour leur liberté. L’immense empire venu de l’est, avec une supériorité numérique et technique, ne parvient pas à soumettre les rebelles.

« Ils ont tout tenté contre nous, depuis les canons gigantesques jusqu’aux rats infectés. Nous avons tenu et nous tenons. Nous savons que cette résistance nous coûte cher et qu’il nous faudra la payer plus cher encore. Mais, sur le chemin de la horde démente, il faut bien que quelqu’un se dresse et c’est nous que l’Histoire a choisis. Le temps nous a placés à la croisée des chemins ; d’une part, la voie facile de la soumission, de l’autre, la voie ardue, celle du combat. Nous avons choisi la seconde. Nous aurions pu opter pour la première si nous n’avions pensé qu’à nous. Il nous aurait été possible de terminer nos jours dans la paix, auprès de nos charrues et à l’ombre de nos oliviers, mais une pareille paix eût équivalu à la mort. »
Les tambours de la pluie – page 288

Les Albanais ne sont pas très présents dans le livre. Ils n’interviennent que durant de courts passages qui font échos aux actions des Ottomans. Durant ces passages, ils donnent un autre point de vue de la situation. Ce qui me semble important, c’est qu’ils paraisse très unis. Ceux, qui ont choisis de prendre les armes, ont liés leur destin. Ce pacte, qui résulte de la Besëlidhje, leur a permis d’être libre durant 35 ans de la proclamation de l’indépendance le 28 novembre 1443 à la chute de Shkodra le 25 avril 1479.

Si le livre raconte l’un des sièges qu’avait subit l’Albanie du 15ème siècle, on sent que derrière cette vitrine se cache l’Albanie du 20ème siècle.

« Au début, ils usèrent de flatteries et de promesses, puis ils cherchèrent à nous intimider, en nous accusant d’être des renégats, des ingrats à la solde des Francs, autrement dit de l’Europe. Enfin, ils nous menacèrent ouvertement de nous réduire par les armes. « Vous vous fiez, beaucoup à vos remparts, nous dirent-ils, mais quand bien même ils seraient imprenables, nous les entoureront de l’anneau de fer de notre blocus, nous vous contraindrons à vous rendre par la faim. Nous ferons en sorte qu’à chaque retour des moissons vous croyiez voir dans le ciel un champ de blé et dans la lune une faucille ». »
Les tambours de la pluie – page 15

Le siège de la citadelle est une allégorie à l’Albanie du dictateur Enver Hoxha. Au début des années 1960, l’URSS applique une politique de déstalinisation. Cette politique marquera une rupture entre le géant soviétique et la petite Albanie. L’Albanie, qui a cessé d’être soutenu financièrement par l’URSS, est affaiblie. L’Albanie se retrouve coupée du monde. Toutes les autres Républiques socialistes du pacte de Varsovie se sont rangées du côté de l’URSS et l’Europe (qui apparaît sous les traits des Francs ou de Venise) ne l’aide pas non plus. Si l’Albanie n’a plus d’alliés en Europe, elle se tourne vers la Chine maoïste qui ne tardera pas à l’abandonner. 2 ans après la publication des « Tambours de la pluie », le président Richard Nixon se rendra à Pékin pour rencontrer Mao Zedong. Il faudra attendre moins d’une décennie pour que l’Albanie se retrouve isolée du monde. Comme les assiégés de la citadelle, elle aura bien du mal à soutenir une politique d’autarcie. Il me semble qu’avec ce livre, le pouvoir communiste albanais a cherché à utiliser Kadare comme un instrument de propagande. L’un des slogans de l’époque étant : « Të jetojmë dhe të punojmë si revolucionarë në rrethim » (Vivons et travaillons comme des révolutionnaires assiégés).

Les tambours de la pluie font partie d’une sorte de cycle appelé le « cycle ottoman ». Il y a dans ce cycle également Le pont aux trois arches (livre du mois de mai), Le palais des rêves (livre du mois de juillet) et La niche de la honte qui parle de la lutte de la Sublime porte contre Ali Pacha de Janina. Ali Pacha renvoie à Enver Hoxha tant ils ont de points communs. Ils rompent tous deux avec un grand Empire. Ils sont tous les deux en rivalité avec la figure de Gjergj Kastriot qui les domine et qu’ils ne peuvent égaler à cause de leur cruauté tyrannique. Ils ne rompent, en effet, que par intérêt personnel, non par un véritable sentiment patriotique.

Si l’Empire ottoman est si présent dans l’oeuvre de Kadare, c’est parce qu’il associe l’Empire ottoman à l’URSS. Pour lui, les deux entités possèdent un pouvoir centralisé détenu par un despote. C’est leur pouvoir de conquêtes qui leur a permis d’avoir de vaste territoires (l’Empire ottoman est présent sur 3 continents et quant à l’URSS, elle ne manque pas d’espaces). Dans les tambours de la pluie, l’armée ottomane est composée également de troupes non-ottomanes comme l’URSS qui disposaient de troupes venant des états satellites. La bureaucratie y est très présente à l’image du rôle que joue l’intendant en chef. Les canons de Sarudja font référence aux bombes atomiques. Les exécutions deux soldats anonymes, qui sont accusés d’être des espions pour avoir été impressionnés par le travail de Sarudja, renvoient aux exécutions sommaires dues à la psychose communiste.

Pour Kadare, les Balkans sont le terrain où s’affronte l’Europe et l’Asie. Le combat entre les deux civilisations remonte à plusieurs siècles. Agamemnon a attaqué Troie. Xerxès a affronté les Cités hellènes. Alexandre a défié Darius, le Sultan a combattu Gjergj Kastriot. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le nom ottoman de ce dernier est Iskander Bey qui veut dire « Prince Alexandre ». Ce nom lui a été attribué en référence à Alexandre le Grand. En plusieurs points, les deux civilisations s’opposent. L’une est barbare et despotique tandis que l’autre est civilisée et démocratique.

En suivant cette vision, Kadare prend naturellement le partie de l’Europe. Et en ce sens, il se fait comme l’héritier des grands penseurs grecs. Dans les tambours de la pluie, il y a de nombreux hommages à la littérature grecque antique. Si le siège ne dure qu’un été, l’intendant en chef annonce au chroniqueur que la guerre durera jusqu’à ce que la citadelle tombe. Dans « l’Iliade » du poète aveugle Homère, comme le poète Sadedin, le siège de Troie dure 10 ans et la durée de l’engagement d’Ulysse continuera puisque qu’il mettra 10 années supplémentaires pour retrouver Itaque dans « l’Odyssée ». Il y a également la référence au cheval de Troie avec le cheval qui sert à trouver l’approvisionnement en eau des assiégés albanais.

Les tambours de la pluie font également référence à la tétralogie « Les Perses » d’Eschyle. « Les Perses » traite de la défaite de Xerxès raconté sous le regard perse. La tétralogie se passant après la défaite, les Grecs antiques, comme les Albanais contemporains, connaissent l’issue de l’oeuvre. Il est intéressant que dans Eschyle ou le grand perdant, Kadare fait un commentaire que nous pourrions lui renvoyer. Kadare écrit ceci :

« Car Les Perses étaient non seulement son oeuvre la plus patriotique, un monument à la résistance du peuple grec contre l’envahisseur perse, mais, en même temps, un monument à d’une portée universelle pour la lutte de tous les petits peuples contre l’agression des super-États ou superpuissances – ce qui était alors l’immense empire perse au regard de la petite Hellade. »
Eschyle ou le grand perdant – page 73

Mon avis
La lecture des Tambours de la pluie est une première. Comme toujours, Kadare fait bien plus que raconter une histoire. Le livre de l’écrivain regorge de messages, entre ceux que l’auteur vous offre généreusement et ceux qu’il vous cache, pour se protéger de Hoxha tout en espérant que le lecteur saura creuser entre les lignes. De l’atmosphère lourde qu’il éprouve en Albanie socialiste (la météo est importante chez Kadare) à la douleur à l’oreille qu’éprouvait Kadare en écrivant le texte, vous avez de quoi vous servir.

Kadare, qui a le sens du détail, décrit très bien l’armée ottomane et les combats entre les Ottomans et les assiégés (tout comme le combat entre Gjergj Kastrioti et les Ottomans) m’ont semblé être comme des oasis dispersées à travers l’immense désert. Car dans ce livre, j’ai eu l’impression qu’on avançait lentement. Kadare prend le temps de nous faire sentir cette une angoisse constante sous le soleil étouffant. Vers la fin de ma lecture, j’ai eu l’impression de souffrir ! À un tel point que j’ai fini par me demander « quand est-ce que la pluie va arriver ? » Comme les assiégés, j’attendais impatiemment les tambours qui ne venaient pas. Et moi, contrairement à eux, je savais (ou du moins j’étais convaincu) que la pluie allait venir.

Pour faire court, je dois dire que j’ai un avis assez mitigé sur ce livre… Intéressant mais douloureux.

A celle et ceux qui lisent avec moi (ou simplement ceux qui attendent les articles), je tenais à m’excuser pour le retard que j’ai pris dans le planning. Je vous promets de faire mon maximum pour rattraper mon retard.
Blerim

Le livre du mois d’avril :

Le livre du mois d’avril est le roman : « L’Hiver de la grande solitude ».

l'Hiver de la grande solitude - Kadare