Nous pourrions nous croire dans un roman de Ismail Kadare. L’intrigue ressemble à une antique tragédie grecque modernisée où évolueraient des Albanais. Pourtant, nous ne sommes ni dans un mythe, ni dans une fiction. Près de 27 siècles après l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, l’Histoire nous offre un nouveau « cheval de Troie ».
Le 25 août dernier, les dirigeants du Kosovo et de la Serbie ont signé plusieurs accords sous le regard attentif de l’Union européenne. Après plusieurs mois de négociations, les deux parties ont signé quatre accords qualifiés « d’historiques ». Ces accords portaient sur l’énergie, les télécommunications, la libre circulation sur le pont Ibër et sur la très controversée association des municipalités à majorité serbe au Kosovo (AMSK). À l’heure actuelle, l’accord signé n’est pas encore mis en application. Les statuts de l’AMSK devant encore être rédigés, l’accord ne donne que les points qui devront absolument y figurer. Par la suite, d’autres points pourraient se greffer dans les statuts, même si déjà un bon nombre d’entre eux posent d’importants problèmes.
Des problèmes constitutionnels

par Mass
La signature de ces quatre accords pose des problèmes constitutionnels, celui de l’AMSK plus particulièrement. Selon la Constitution du Kosovo (article 65, alinéa 4) : « L’Assemblée du Kosovo ratifie les traités internationaux. » Bien que non-reconnu par la Serbie, le Kosovo et la Serbie sont considérés comme deux états indépendants par les autorités de Prishtina. L’accord de l’AMSK est, par conséquent, un accord international. Pourtant, cet accord, comme les 3 autres, ne sera ni débattu, ni voté par l’Assemblée du Kosovo. Afin d’éviter une fronde de la part des députés, le Gouvernement du Kosovo (composé du PDK, de la LDK et de Liste serbe) a décidé de présenter l’accord de l’AMSK comme la création d’une Organisation Non-Gouvernementale ! Si nous pouvons déjà nous « étonner » sur le fait que cette ONG soit créée par deux gouvernements, il est encore plus étonnant que des accords sur l’énergie et les télécommunications aient été mis dans le panier des ONG… Bien sûr, la future AMSK sera bien plus qu’une simple ONG. Elle est le fruit de négociations avec un état étranger. De plus, selon l’accord, elle disposera de compétences très importantes. Elle pourra proposer des textes de loi sans recourir aux pétitions comme les autres ONG. Elle contrôlera le développement de l’économie, le système d’éducation ou encore le système de la santé. Elle pourra également proposer une liste de noms pour la nomination du commandant régional du nord du Kosovo, qui va par extension devenir le commandant de l’AMSK. Et étant donné que ce commandant devra obligatoirement être serbe, cela pose un autre problème constitutionnel.
Selon la Constitution du Kosovo (article 3, alinéa 1) : « La République du Kosovo est une société multiethnique. » Le caractère multiethnique est indiqué dans le drapeau du Kosovo. La majorité albanaise et les 5 minorités ont chacune une étoile sur le drapeau. Les 5 minorités disposent de 20 sièges qui leur sont réservés au Parlement du Kosovo. La minorité serbe est représentée par 11 députés sur les 120 (soit près de 10 % du Parlement), alors qu’elle pèse que 5 % de la population totale du Kosovo. Avec l’accord de l’AMSK, le principe de société multiethnique est brisé. Non seulement le commandant de la police devra impérativement venir des rangs de la communauté serbe, mais les affaires qui impliqueront des Serbes seront jugées par des juges serbes. Actuellement, chaque tribunal dispose d’un ou de plusieurs juges provenant des minorités. Les affaires y sont jugées sans tenir compte de l’ethnie de l’accusé. L’accord crée une sorte de justice d’apartheid inversée. Nous pourrions considérer qu’il s’agit là d’une « discrimination positive » vis-à-vis des minorités, sauf que la communauté serbe sera la seule à en disposer. De plus, l’AMSK a pour mission de défendre les intérêts de la minorité serbe dans les communes où elle est majoritaire. Que fera-t-elle des intérêts des autres minorités qui se trouvent sur « son » territoire ? Les minorités rom, bosniaque ou même albanaise n’auront pas de représentants de leur communauté dans les organes de direction de l’AMSK. Est-ce que les anciens policiers de la police de Serbie, qui intégreront la police du Kosovo, sécuriseront les quartiers bosniaques et albanais qui se trouvent au nord de Mitrovica ? Ou aurons-nous un autre Selver Haradinaj ? Ce père de famille albanais de 38 ans est mort à la suite d’un attentat en avril 2012. Une bombe avait été placée à sa fenêtre. Un groupe appelé « Défense civile » avait été soupçonnée, mais l’enquête n’a pas abouti…
Enfin, il y a les problèmes de souveraineté. « La République du Kosovo est un état indépendant, souverain, démocratique, unique et indivisible. » dit la Constitution à l’article 1, alinéa 1. « La souveraineté et l’intégrité territoriale de la République du Kosovo est intacte, inaliénable, indivisible et protégée par tous les moyens prévus par la présente Constitution et la loi. » dit la Constitution à l’article 2, alinéa 2. Avec l’AMSK, le Kosovo sera désormais divisé. Nous aurons d’une part la République du Kosovo avec pour capitale Prishtina, d’autre part, il y a aura l’AMSK dont la capitale (le « siège » de l’ONG selon l’accord) reste encore à fixer. L’accord crée donc une entité autonome. Elle disposera de ses symboles (d’armoiries et d’un drapeau). Elle aura un Président, un vice-Président et un Conseil d’administration de sept membres. Ce Conseil fera office de Gouvernement divisé en dicastères. Malgré ce que disent les membres du Gouvernement du Kosovo, l’AMSK aura donc des compétences exécutives. Ces compétences s’ajouteront aux compétences déjà détenues par les maires des municipalités serbes, qu’ils soient du nord comme du sud. Car si dans le premier accord, l’accord ne prévoyait qu’une association des municipalités du nord, il ne fait pas de doute que les municipalités serbes au sud du pont Ibër les rejoindront rapidement. Car la majorité des maires des municipalités à majorité serbe sont dirigées par la Liste serbe. Ce parti qui, malgré son statut de parti gouvernemental au Kosovo, ne cache pas son allégeance à Belgrade et ne reconnaît pas le Kosovo comme un état indépendant.
Et indépendant, le Kosovo risque de l’être de moins en moins. Peut-être faut-il d’abord se demander s’il l’a réellement été un jour… Car ces négociations soulèvent une question importante. La question des Serbes du Kosovo concerne les autorités de Prishtina et les Serbes du Kosovo (ceux qui se trouvent à l’intérieur des frontières du Kosovo). Il s’agit donc, pour le Kosovo, d’une question interne. Par conséquent, cette question aurait dû être réglée entre les dirigeants albanais du Kosovo et les représentants serbes du Kosovo. Pourtant, ces négociations ont été faites à Bruxelles avec le Premier-ministre de la Serbie. Est-ce qu’il s’agit d’une ingérence du pouvoir serbe ou est-ce que l’Union européenne, malgré les reconnaissances officiels du Kosovo par la majorité de ses membres, ne considère pas, officieusement, le Kosovo comme une province serbe avec une très large autonomie ? Car dans les pays fonctionnels, l’UE n’interviendrait jamais d’une telle façon. Les Suisses ne verront jamais les Italiens demander le soutien de Bruxelles pour que les Tessinois aient un Conseiller Fédéral.
Des problèmes pratiques
Cet accord sur l’AMSK ne pose pas des problèmes uniquement d’ordre juridique. Avec cet accord, la Serbie compte bien saboter le Kosovo de l’intérieur. La stratégie est la même que celle qui a été employée en Bosnie-Herzégovine. Telle une pieuvre, Belgrade continue de maintenir son emprise sur les anciennes Républiques yougoslaves comme par exemple la Bosnie-Herzégovine. Bien qu’indépendante et reconnue par Belgrade, Sarajevo peine à se relever. Alors que la Slovénie et la Croatie sont dans l’Union européenne et se sont développées économiquement, elle est encore en proie à des luttes intestines. En avril 2015, le Président de la République serbe de Bosnie Milorad Dodik avait même déclaré vouloir mettre en place un référendum sur une sécession de sa région vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine si elle n’attribuait pas plus de pouvoir à la République serbe. Avec cet accord, nous finissons par nous demander si l’avenir de l’AMSK n’est pas le même que la République serbe de Bosnie, une étape de transition vers une sécession pure et simple.
Faut-il rappeler que la Serbie financera en partie cette Association des Municipalités à majorité serbes ? Lorsque le Président de l’AMSK ira représenter les intérêts des Serbes du Kosovo, pensez-vous qu’il défendra la ligne du Ministère des Affaires étrangères du Kosovo ou de la Serbie ?
De plus, avec ce système éducatif séparé, il n’est pas certain que les générations à venir parviennent à s’entendre. Lorsque dans un cours d’histoire, les Albanais apprendront l’histoire de la guerre du Kosovo, les Serbes en apprendront une toute autre. Nous sommes en train de fournir le terreau d’une prochaine guerre dans les Balkans. Et malheureusement, l’Europe fait ce qu’elle sait faire de mieux, temporiser. Elle temporise en cachant la poudre sous le tapis en pensant qu’aucune étincelle n’y mettra le feu.

